économie

Tech et relocalisation : la guerre perdue d'avance des États-Unis contre l’Asie

Derrière les slogans patriotiques, une dépendance tech que Trump ne peut gommer avec quelques barrières douanières.

Publié le
24/4/25
, mis à jour le
24/4/25
April 24, 2025

Les pouvoirs politiques américains, de Donald Trump à Joe Biden, rêvent d’un retour triomphal de la production technologique sur le sol des États-Unis. iPhone, intelligence artificielle, ordinateurs : tous deviendraient "Made in America". Mais entre les slogans électoraux et la réalité industrielle, un fossé subsiste. Les chaînes d'approvisionnement asiatiques, les savoir-faire concentrés à Taïwan et en Corée du Sud, et les coûts prohibitifs transforment cette ambition en mirage. L'article explore les limites structurelles d’un projet aussi politique qu’économique.

Si les slogans électoraux pouvaient construire des usines, il y aurait déjà des iPhones assemblés à Chicago et des puces IA gravées à Salt Lake City. Mais la réalité industrielle, elle, exige plus que des discours enflammés. Depuis plusieurs années, les présidents américains – à commencer par Donald Trump – veulent ramener chez eux l’industrie technologique. En ligne de mire : relocaliser la fabrication d’appareils électroniques stratégiques — smartphones, ordinateurs, semi-conducteurs d’avant-garde — et contrer la dépendance vis-à-vis de l’Asie, au premier rang de laquelle la Chine et l’intouchable Taïwan.

L’idée est séduisante. Produire des composants de haute technologie sur le sol américain renforcerait la souveraineté nationale, créerait de l’emploi à haute valeur ajoutée et garantirait une indépendance stratégique face aux tensions géopolitiques croissantes. Surtout, elle flatterait une envie politique née du sentiment d’un déclin industriel nourri par trente ans de mondialisation. C’est donc devenu un impératif bipartisan, au cœur des répertoires politiques aussi bien républicains que démocrates. Pourtant, sur le terrain, la greffe du "Made in USA" n’a pas pris.

L’illusion du rapatriement fabless

Pour bien comprendre les limites de ces ambitions, il faut d’abord comprendre comment fonctionne l’industrie actuelle de la tech. Apple, Nvidia, AMD, Qualcomm : tous ces titans américains sont certes conçus dans des bureaux climatisés de la Silicon Valley… mais leurs produits prennent vie ailleurs. Ce modèle dit "fabless", littéralement "sans usine", repose sur une externalisation presque totale de la production. Chaque iPhone, chaque puce d’intelligence artificielle est le fruit d’une orchestration planétaire d’une complexité étourdissante, pilotée certes par les Américains, mais réalisée à l’autre bout du monde.

Prenons l’exemple d’un iPhone. Conçu à Cupertino, ses composants viennent d’une quarantaine de pays. Mais c’est à Zhengzhou, en Chine, dans une des méga-usines de Foxconn — le géant taïwanais de la sous-traitance — qu’il est assemblé. Certaines de ses puces maîtresses sont gravées par le célèbre TSMC (Taiwan Semiconductor Manufacturing Company), numéro un mondial du semi-conducteur avancé. Aucun concurrent occidental ne rivalise aujourd’hui avec l'offre de TSMC en termes de technologie, de coûts et de rendement industriel.

Sur le papier, relocaliser une telle complexité pourrait sembler un simple bon vouloir politique. "Réindustrialiser", répètent Trump et Biden tels des mantras économiques. Mais l’Histoire industrielle ne s’écrit pas sur un programme électoral.

Les États-Unis veulent des usines, mais pas à n’importe quel prix

Depuis 2020, Washington a mobilisé des milliards de dollars pour soutenir cette ambition. À travers le Chips and Science Act, les États-Unis ont prévu 52 milliards de dollars pour subventionner la fabrication de semi-conducteurs sur leur sol, auxquels s’ajoutent des milliards en crédits d’impôts et incitations diverses pour attirer les industriels. Intel a promis de construire des usines dans l'Ohio, TSMC une fonderie de pointe en Arizona, Samsung un méga-site au Texas. De loin, cela ressemble au début d’une renaissance industrielle.

Mais de près, les fissures apparaissent.

Les projets connaissent des retards abyssaux. Le site de TSMC à Phoenix, censé produire les toutes dernières puces pour iPhone à partir de 2024, a déjà pris des années de retard, entre manque de main-d'œuvre qualifiée, normes environnementales américaines contraignantes et culture d'entreprise incompatible avec les méthodes asiatiques de gestion opérationnelle. L'implantation d'une usine aussi sophistiquée repose en effet sur un écosystème complet : fournisseurs de produits chimiques ultra-purs, ingénieurs spécialisés en nanolithographie, techniciens capables d’opérer 24h/24 au rythme de la fabrication à l'atome près. Or, ces micro-compétences, enracinées depuis des décennies à Taïwan, en Corée du Sud ou au Japon, font cruellement défaut à la main-d'œuvre américaine, qui n’est ni formée ni disponible en quantités suffisantes.

S’ajoute à cela le coût. Produire une puce aux États-Unis coûte jusqu’à 50 % plus cher qu'en Asie selon les estimations de Deloitte. En cause : des salaires plus élevés, des normes environnementales contraignantes, une faible densité industrielle locale (donc peu d’économies d’échelle) et une moindre flexibilité opérationnelle. L’Amérique veut des usines de pointe, mais n’a plus le tissu industriel qui allait avec.

La techno-dépendance, ou l'empire invisible de l'Asie

Il serait facile de pointer la Chine comme le cœur du problème. Mais le vrai nœud stratégique, c’est Taïwan. Cette île de 23 millions d’habitants, coincée entre l’ombre militaire de Pékin et les besoins digitaux du monde entier, concentre plus de 60 % de la capacité mondiale de production de puces, et plus de 90 %^des puces dites "avancées", notamment celles utilisées dans les supercalculateurs d’intelligence artificielle ou les centres de données hyperscale. Sans Taïwan, ni Nvidia, ni Apple, ni Tesla ne peuvent fonctionner normalement.

Cela explique pourquoi même après des années de tension avec la Chine, et malgré de timides tentatives de diversification vers l’Inde ou le Vietnam, la majeure partie de la supply chain mondiale reste profondément ancrée en Asie. Construire un iPhone en Arizona n’est pas seulement une question de volonté : c’est remettre en cause un réseau logistique, un savoir-faire accumulé sur trente ans, des relations humaines, des dizaines de milliers de fournisseurs et un mode de fonctionnement intégré.

Apple a d’ailleurs essayé. Sous la pression du gouvernement indien, Tim Cook a accepté d’augmenter la part de production d’iPhones dans le sous-continent. Mais même ce déplacement reste dans une logique asiatique, car les composants clés sont toujours produits à Taïwan ou en Chine, et seule l’assemblage final est relocalisé. On reste bien loin d’un véritable "reshoring" américain.

L’arbitrage introuvable entre sécurité, compétitivité et pragmatisme

La géopolitique complique tout. Washington juge désormais vital de réduire sa dépendance à la Chine ou à des zones instables. C’est d’ailleurs ce qui motive en partie l’énorme effort budgétaire derrière le Chips Act. En 2022, la pénurie de semi-conducteurs, conséquence de la pandémie couplée à la guerre commerciale sino-américaine, a paralysé toute l’industrie automobile américaine. Ford, General Motors, Stellantis se sont retrouvés à envoyer des véhicules incomplets depuis leurs usines faute de composants.

Mais dans la course à la résilience et à la souveraineté, l’Amérique affronte un dilemme douloureux : maintenir sa compétitivité mondiale ou accepter un coût industriel faramineux pour affirmer son indépendance géopolitique. Biden a choisi de payer. Mais ce surinvestissement ne garantit en rien le succès. Les entreprises doivent arbitrer : rester compétitives ou répondre aux priorités stratégiques de l’État. Même Intel, fer de lance de la microélectronique américaine, hésite. La société est en retrait face à TSMC sur les technologies de fabrication les plus avancées, accumule les retards, et cherche en parallèle à produire pour d’autres entreprises pour rentabiliser ses investissements massifs dans les foundries. Mais son modèle hybride est encore loin d’avoir fait ses preuves.

D’un point de vue économique, la logique reste impitoyable : tant qu’il est moins cher, plus rapide et plus fiable de produire en Asie, la Silicon Valley ne bougera qu’à contrecœur.

Animé par la mission de rendre la finance et l'économie plus claires et accessibles, Tristan aide à décrypter les tendances complexes et à explorer des voies alternatives pour répondre aux enjeux globaux de demain. Expert en finance durable, économie et transition énergétique, il partage ses analyses pour participer à la prise de conscience des enjeux et au progrès sociétal.

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Tech et relocalisation : la guerre perdue d'avance des États-Unis contre l’Asie

Publié le
April 24, 2025
, mis à jour le
24/4/25
April 24, 2025

Les pouvoirs politiques américains, de Donald Trump à Joe Biden, rêvent d’un retour triomphal de la production technologique sur le sol des États-Unis. iPhone, intelligence artificielle, ordinateurs : tous deviendraient "Made in America". Mais entre les slogans électoraux et la réalité industrielle, un fossé subsiste. Les chaînes d'approvisionnement asiatiques, les savoir-faire concentrés à Taïwan et en Corée du Sud, et les coûts prohibitifs transforment cette ambition en mirage. L'article explore les limites structurelles d’un projet aussi politique qu’économique.

Si les slogans électoraux pouvaient construire des usines, il y aurait déjà des iPhones assemblés à Chicago et des puces IA gravées à Salt Lake City. Mais la réalité industrielle, elle, exige plus que des discours enflammés. Depuis plusieurs années, les présidents américains – à commencer par Donald Trump – veulent ramener chez eux l’industrie technologique. En ligne de mire : relocaliser la fabrication d’appareils électroniques stratégiques — smartphones, ordinateurs, semi-conducteurs d’avant-garde — et contrer la dépendance vis-à-vis de l’Asie, au premier rang de laquelle la Chine et l’intouchable Taïwan.

L’idée est séduisante. Produire des composants de haute technologie sur le sol américain renforcerait la souveraineté nationale, créerait de l’emploi à haute valeur ajoutée et garantirait une indépendance stratégique face aux tensions géopolitiques croissantes. Surtout, elle flatterait une envie politique née du sentiment d’un déclin industriel nourri par trente ans de mondialisation. C’est donc devenu un impératif bipartisan, au cœur des répertoires politiques aussi bien républicains que démocrates. Pourtant, sur le terrain, la greffe du "Made in USA" n’a pas pris.

L’illusion du rapatriement fabless

Pour bien comprendre les limites de ces ambitions, il faut d’abord comprendre comment fonctionne l’industrie actuelle de la tech. Apple, Nvidia, AMD, Qualcomm : tous ces titans américains sont certes conçus dans des bureaux climatisés de la Silicon Valley… mais leurs produits prennent vie ailleurs. Ce modèle dit "fabless", littéralement "sans usine", repose sur une externalisation presque totale de la production. Chaque iPhone, chaque puce d’intelligence artificielle est le fruit d’une orchestration planétaire d’une complexité étourdissante, pilotée certes par les Américains, mais réalisée à l’autre bout du monde.

Prenons l’exemple d’un iPhone. Conçu à Cupertino, ses composants viennent d’une quarantaine de pays. Mais c’est à Zhengzhou, en Chine, dans une des méga-usines de Foxconn — le géant taïwanais de la sous-traitance — qu’il est assemblé. Certaines de ses puces maîtresses sont gravées par le célèbre TSMC (Taiwan Semiconductor Manufacturing Company), numéro un mondial du semi-conducteur avancé. Aucun concurrent occidental ne rivalise aujourd’hui avec l'offre de TSMC en termes de technologie, de coûts et de rendement industriel.

Sur le papier, relocaliser une telle complexité pourrait sembler un simple bon vouloir politique. "Réindustrialiser", répètent Trump et Biden tels des mantras économiques. Mais l’Histoire industrielle ne s’écrit pas sur un programme électoral.

Les États-Unis veulent des usines, mais pas à n’importe quel prix

Depuis 2020, Washington a mobilisé des milliards de dollars pour soutenir cette ambition. À travers le Chips and Science Act, les États-Unis ont prévu 52 milliards de dollars pour subventionner la fabrication de semi-conducteurs sur leur sol, auxquels s’ajoutent des milliards en crédits d’impôts et incitations diverses pour attirer les industriels. Intel a promis de construire des usines dans l'Ohio, TSMC une fonderie de pointe en Arizona, Samsung un méga-site au Texas. De loin, cela ressemble au début d’une renaissance industrielle.

Mais de près, les fissures apparaissent.

Les projets connaissent des retards abyssaux. Le site de TSMC à Phoenix, censé produire les toutes dernières puces pour iPhone à partir de 2024, a déjà pris des années de retard, entre manque de main-d'œuvre qualifiée, normes environnementales américaines contraignantes et culture d'entreprise incompatible avec les méthodes asiatiques de gestion opérationnelle. L'implantation d'une usine aussi sophistiquée repose en effet sur un écosystème complet : fournisseurs de produits chimiques ultra-purs, ingénieurs spécialisés en nanolithographie, techniciens capables d’opérer 24h/24 au rythme de la fabrication à l'atome près. Or, ces micro-compétences, enracinées depuis des décennies à Taïwan, en Corée du Sud ou au Japon, font cruellement défaut à la main-d'œuvre américaine, qui n’est ni formée ni disponible en quantités suffisantes.

S’ajoute à cela le coût. Produire une puce aux États-Unis coûte jusqu’à 50 % plus cher qu'en Asie selon les estimations de Deloitte. En cause : des salaires plus élevés, des normes environnementales contraignantes, une faible densité industrielle locale (donc peu d’économies d’échelle) et une moindre flexibilité opérationnelle. L’Amérique veut des usines de pointe, mais n’a plus le tissu industriel qui allait avec.

La techno-dépendance, ou l'empire invisible de l'Asie

Il serait facile de pointer la Chine comme le cœur du problème. Mais le vrai nœud stratégique, c’est Taïwan. Cette île de 23 millions d’habitants, coincée entre l’ombre militaire de Pékin et les besoins digitaux du monde entier, concentre plus de 60 % de la capacité mondiale de production de puces, et plus de 90 %^des puces dites "avancées", notamment celles utilisées dans les supercalculateurs d’intelligence artificielle ou les centres de données hyperscale. Sans Taïwan, ni Nvidia, ni Apple, ni Tesla ne peuvent fonctionner normalement.

Cela explique pourquoi même après des années de tension avec la Chine, et malgré de timides tentatives de diversification vers l’Inde ou le Vietnam, la majeure partie de la supply chain mondiale reste profondément ancrée en Asie. Construire un iPhone en Arizona n’est pas seulement une question de volonté : c’est remettre en cause un réseau logistique, un savoir-faire accumulé sur trente ans, des relations humaines, des dizaines de milliers de fournisseurs et un mode de fonctionnement intégré.

Apple a d’ailleurs essayé. Sous la pression du gouvernement indien, Tim Cook a accepté d’augmenter la part de production d’iPhones dans le sous-continent. Mais même ce déplacement reste dans une logique asiatique, car les composants clés sont toujours produits à Taïwan ou en Chine, et seule l’assemblage final est relocalisé. On reste bien loin d’un véritable "reshoring" américain.

L’arbitrage introuvable entre sécurité, compétitivité et pragmatisme

La géopolitique complique tout. Washington juge désormais vital de réduire sa dépendance à la Chine ou à des zones instables. C’est d’ailleurs ce qui motive en partie l’énorme effort budgétaire derrière le Chips Act. En 2022, la pénurie de semi-conducteurs, conséquence de la pandémie couplée à la guerre commerciale sino-américaine, a paralysé toute l’industrie automobile américaine. Ford, General Motors, Stellantis se sont retrouvés à envoyer des véhicules incomplets depuis leurs usines faute de composants.

Mais dans la course à la résilience et à la souveraineté, l’Amérique affronte un dilemme douloureux : maintenir sa compétitivité mondiale ou accepter un coût industriel faramineux pour affirmer son indépendance géopolitique. Biden a choisi de payer. Mais ce surinvestissement ne garantit en rien le succès. Les entreprises doivent arbitrer : rester compétitives ou répondre aux priorités stratégiques de l’État. Même Intel, fer de lance de la microélectronique américaine, hésite. La société est en retrait face à TSMC sur les technologies de fabrication les plus avancées, accumule les retards, et cherche en parallèle à produire pour d’autres entreprises pour rentabiliser ses investissements massifs dans les foundries. Mais son modèle hybride est encore loin d’avoir fait ses preuves.

D’un point de vue économique, la logique reste impitoyable : tant qu’il est moins cher, plus rapide et plus fiable de produire en Asie, la Silicon Valley ne bougera qu’à contrecœur.

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