économie

Entre vieillissement des seniors et naissances en chute libre : l’équation impossible de notre système social

Le cœur du modèle français bat de plus en plus faiblement. Faut-il changer sa greffe ou le réanimer d’urgence ?

Publié le
16/4/25
, mis à jour le
16/4/25
April 16, 2025

Autrefois chantée comme l’un des joyaux du modèle social français, la Sécurité sociale est aujourd’hui minée par une combinaison détonante : population vieillissante, natalité en berne, explosion des coûts de santé et transformation profonde du monde du travail. Face à un déficit qui menace d’atteindre 22 milliards d’euros en 2025, la question n’est plus de savoir s’il faut la réformer, mais comment éviter l’effondrement d’un système pensé pour répondre aux besoins du XXe siècle. Analyse sans anesthésie d’un colosse qui vacille.

Un chef-d’œuvre en péril : la Sécurité sociale au seuil d’une mue historique

Il faudra peut-être un jour faire cours sur elle dans les lycées. Non pas comme un exemple de gestion budgétaire vertueuse — soyons honnêtes — mais comme un emblème de solidarité collective, une utopie sociale devenue réalité dans l’après-guerre et sans doute la plus belle invention de la République depuis la gratuité de l’école. La Sécurité sociale, ce filet protecteur conçu en 1945 pour nous suivre « du berceau au cercueil », vacille aujourd’hui sur ses fondations.

À l’époque, les soins coûtaient moins cher, on mourait plus tôt, on naissait plus tôt aussi. Il y avait des cotisants en masse et des retraités en minorité. La machine fonctionnait par une mécanique simple, intuitive : chacun cotise suivant ses moyens, chacun reçoit suivant ses besoins. Mais voilà que, 80 ans plus tard, la musique s’emballe, les instruments se désaccordent, et le chef d’orchestre lui-même (l’État), semble hésiter entre changer de partition ou faire semblant que le concert continue.

Le problème, c’est que le public entend la fausse note.

Dans le langage déshumanisé des comptes publics, cela s’appelle un « déficit structurel ». Mais traduisons sans jargon : cela signifie que, année après année, ce que la Sécurité sociale dépense dépasse largement ses recettes, et que cette tendance est inscrite dans son ADN démographique. Selon les projections officielles, le déficit atteindra 22 milliards d’euros en 2025, une somme vertigineuse, surtout dans un contexte où le retour à l’équilibre s’éloigne à chaque réunion du Haut Conseil du financement de la protection sociale.

On accuse souvent la maladie du XXIe siècle : le vieillissement. Mais elle est accompagnée de ses complices silencieux : la baisse tendancielle de la natalité, la progression exponentielle du coût des actes médicaux, la dépendance croissante des personnes âgées, le recul de l’emploi salarié classique au profit d’un marché du travail atomisé. Un cocktail molotov qui frappe les piliers de notre édifice social.

Commençons par les chiffres qui donnent le vertige. En France, selon l’INSEE, la proportion de personnes âgées de 65 ans et plus est passée de 14 % en 2000 à près de 21 % en 2024. En parallèle, la natalité recule dramatiquement : 678 000 naissances en 2023, soit le plus faible niveau depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Or, moins de naissances signifie moins de jeunes actifs demain pour alimenter le système par leurs cotisations. Ajoutez à cela l’envolée des affections de longue durée (ALD), qui concentrent aujourd’hui plus de 60 % des remboursements de l’Assurance maladie, et vous obtenez une équation difficilement soluble sans reprogrammation en profondeur.

Le cœur du problème, c’est donc une inversion du rapport entre contributeurs et bénéficiaires. Autrefois, une pyramide des âges solide à la base, étroite au sommet. Aujourd’hui, une sorte de vase d’expansion démographique, où l’on cotise tardivement, de manière plus irrégulière, et où l’on bénéficie plus longtemps. La durée de vie s’allonge, c’est une merveilleuse victoire de la médecine moderne. Mais en termes budgétaires, elle signifie davantage de retraites, plus de soins, surtout en fin de vie, et donc une pression constante sur les finances sociales.

Pendant ce temps, le monde du travail change lui aussi ses règles. L’emploi à vie dans les grandes entreprises laisse place à des carrières hachées, à l’ubérisation de l’activité, aux indépendants qui cotisent peu ou différemment. Le lien entre cotisation et droit devient de plus en plus flou. Faut-il alors élargir l’assiette des cotisations à d’autres formes de revenus, comme le proposent certains experts ? Taxer le capital, les plateformes, les revenus passifs ? Un tabou encore tenace, mais qui ressurgit régulièrement dans les cercles de réflexion.

Autre piste, celle souvent évoquée — car plus consensuelle sur le papier — d’une meilleure maîtrise des dépenses. Cela suppose toutefois de toucher à des sujets sensibles : prescriptions médicales, acte de prévention insuffisants, renégociation du prix des médicaments, lutte contre les actes redondants ou inutiles. Mais le mot « rationnement » hante les esprits. Peut-on demander à un médecin de prescrire moins, sous prétexte d’économie, sans risquer le procès en déshumanisation de la médecine ? Peut-on décourager les urgences tout en laissant les déserts médicaux s’étendre ? À chaque tentative de maîtrise, on percute des digues sociales, et la peur d’une santé à deux vitesses refait immédiatement surface.

Il y a ensuite la question de la gouvernance. L’organisation de la Sécurité sociale se compose de multiples branches (maladie, famille, retraite, accidents du travail…), chacune avec ses objectifs, ses déficits, ses logiques de fonctionnement. L’idée d’un pilotage unifié plus agile, à l’image de ce que font les pays scandinaves avec une vision intégrée de la santé, est évoquée. Mais cela supposerait une refonte politique de grande ampleur, ce qui, en France, rime avec consensus difficile, opposition farouche, et brèches électorales.

Et pourtant, à force de repousser l’opération, le patient devient grabataire.

Faut-il alors, comme certains économistes le suggèrent, changer de paradigme ? Accepter qu’une part croissante des dépenses de protection sociale soit financée non plus par le travail, mais par l’impôt ? Cela irait dans le sens d’une solidarité nationale plus égalitaire, mais cela suppose d’augmenter cette fiscalité sans grever la compétitivité ou miner le consentement à l’impôt, déjà fragile. C’est à la fois la piste la plus logique et la plus explosive.

Car au fond, ce que dévoile la crise de la Sécurité sociale, c’est un conflit de générations latent. Ceux qui ont le plus contribué hier bénéficient aujourd’hui d’un système que devront supporter ceux qui ont hérité d’un marché de l’emploi plus dur, de carrières plus fragmentées et de salaires parfois stagnants. Or dans ce contrat intergénérationnel, il n’y a plus de garantie implicite. Les jeunes actifs sont de plus en plus sceptiques : paieront-ils aujourd’hui pour un système qui pourrait ne plus exister demain dans sa forme actuelle ?

Le risque, c’est le désamour progressif. Quand les Français cesseront de croire à l’équité de leur modèle, c’est toute la mécanique qui s’enraye. La Sécurité sociale repose d’abord sur une confiance collective. Perdez-la, et vous ouvrez la voie au chacun pour soi, aux mutuelles privées, à l’assurance différentiée. Bref, à l’américanisation de notre système de santé, si souvent décriée.

La France a les moyens techniques d’éviter cet effondrement. Les coûts de santé ne sont pas plus élevés qu’ailleurs en Europe. Notre espérance de vie est parmi les meilleures. Le problème n’est pas médical, mais politique. Il tient à un refus de poser les termes du débat avec clarté : que voulons-nous préserver ? Quel niveau de solidarité sommes-nous prêts à soutenir ? Et à quel prix collectif ?

Dans le tumulte social ambiant, cette réforme apparaît moins urgente que d’autres. Elle n’est pas visible sur les pancartes, ne déclenche pas de grève générale. Pourtant, elle est capitale. C’est peut-être la plus fondamentale de notre temps, car elle concerne l’intime : comment une société prend soin de ses anciens, de ses malades, de ses familles ?

Victor Hugo disait : « Le problème pour l’avenir n’est pas l’irruption de la guerre, mais le progrès de la justice sociale. » En 1945, la France y avait cru. Peut-elle réapprendre à le vouloir en 2025 ? Rien n’est moins sûr, mais il n’est pas trop tard.

Animé par la mission de rendre la finance et l'économie plus claires et accessibles, Tristan aide à décrypter les tendances complexes et à explorer des voies alternatives pour répondre aux enjeux globaux de demain. Expert en finance durable, économie et transition énergétique, il partage ses analyses pour participer à la prise de conscience des enjeux et au progrès sociétal.

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Entre vieillissement des seniors et naissances en chute libre : l’équation impossible de notre système social

Publié le
April 16, 2025
, mis à jour le
16/4/25
April 16, 2025

Autrefois chantée comme l’un des joyaux du modèle social français, la Sécurité sociale est aujourd’hui minée par une combinaison détonante : population vieillissante, natalité en berne, explosion des coûts de santé et transformation profonde du monde du travail. Face à un déficit qui menace d’atteindre 22 milliards d’euros en 2025, la question n’est plus de savoir s’il faut la réformer, mais comment éviter l’effondrement d’un système pensé pour répondre aux besoins du XXe siècle. Analyse sans anesthésie d’un colosse qui vacille.

Un chef-d’œuvre en péril : la Sécurité sociale au seuil d’une mue historique

Il faudra peut-être un jour faire cours sur elle dans les lycées. Non pas comme un exemple de gestion budgétaire vertueuse — soyons honnêtes — mais comme un emblème de solidarité collective, une utopie sociale devenue réalité dans l’après-guerre et sans doute la plus belle invention de la République depuis la gratuité de l’école. La Sécurité sociale, ce filet protecteur conçu en 1945 pour nous suivre « du berceau au cercueil », vacille aujourd’hui sur ses fondations.

À l’époque, les soins coûtaient moins cher, on mourait plus tôt, on naissait plus tôt aussi. Il y avait des cotisants en masse et des retraités en minorité. La machine fonctionnait par une mécanique simple, intuitive : chacun cotise suivant ses moyens, chacun reçoit suivant ses besoins. Mais voilà que, 80 ans plus tard, la musique s’emballe, les instruments se désaccordent, et le chef d’orchestre lui-même (l’État), semble hésiter entre changer de partition ou faire semblant que le concert continue.

Le problème, c’est que le public entend la fausse note.

Dans le langage déshumanisé des comptes publics, cela s’appelle un « déficit structurel ». Mais traduisons sans jargon : cela signifie que, année après année, ce que la Sécurité sociale dépense dépasse largement ses recettes, et que cette tendance est inscrite dans son ADN démographique. Selon les projections officielles, le déficit atteindra 22 milliards d’euros en 2025, une somme vertigineuse, surtout dans un contexte où le retour à l’équilibre s’éloigne à chaque réunion du Haut Conseil du financement de la protection sociale.

On accuse souvent la maladie du XXIe siècle : le vieillissement. Mais elle est accompagnée de ses complices silencieux : la baisse tendancielle de la natalité, la progression exponentielle du coût des actes médicaux, la dépendance croissante des personnes âgées, le recul de l’emploi salarié classique au profit d’un marché du travail atomisé. Un cocktail molotov qui frappe les piliers de notre édifice social.

Commençons par les chiffres qui donnent le vertige. En France, selon l’INSEE, la proportion de personnes âgées de 65 ans et plus est passée de 14 % en 2000 à près de 21 % en 2024. En parallèle, la natalité recule dramatiquement : 678 000 naissances en 2023, soit le plus faible niveau depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Or, moins de naissances signifie moins de jeunes actifs demain pour alimenter le système par leurs cotisations. Ajoutez à cela l’envolée des affections de longue durée (ALD), qui concentrent aujourd’hui plus de 60 % des remboursements de l’Assurance maladie, et vous obtenez une équation difficilement soluble sans reprogrammation en profondeur.

Le cœur du problème, c’est donc une inversion du rapport entre contributeurs et bénéficiaires. Autrefois, une pyramide des âges solide à la base, étroite au sommet. Aujourd’hui, une sorte de vase d’expansion démographique, où l’on cotise tardivement, de manière plus irrégulière, et où l’on bénéficie plus longtemps. La durée de vie s’allonge, c’est une merveilleuse victoire de la médecine moderne. Mais en termes budgétaires, elle signifie davantage de retraites, plus de soins, surtout en fin de vie, et donc une pression constante sur les finances sociales.

Pendant ce temps, le monde du travail change lui aussi ses règles. L’emploi à vie dans les grandes entreprises laisse place à des carrières hachées, à l’ubérisation de l’activité, aux indépendants qui cotisent peu ou différemment. Le lien entre cotisation et droit devient de plus en plus flou. Faut-il alors élargir l’assiette des cotisations à d’autres formes de revenus, comme le proposent certains experts ? Taxer le capital, les plateformes, les revenus passifs ? Un tabou encore tenace, mais qui ressurgit régulièrement dans les cercles de réflexion.

Autre piste, celle souvent évoquée — car plus consensuelle sur le papier — d’une meilleure maîtrise des dépenses. Cela suppose toutefois de toucher à des sujets sensibles : prescriptions médicales, acte de prévention insuffisants, renégociation du prix des médicaments, lutte contre les actes redondants ou inutiles. Mais le mot « rationnement » hante les esprits. Peut-on demander à un médecin de prescrire moins, sous prétexte d’économie, sans risquer le procès en déshumanisation de la médecine ? Peut-on décourager les urgences tout en laissant les déserts médicaux s’étendre ? À chaque tentative de maîtrise, on percute des digues sociales, et la peur d’une santé à deux vitesses refait immédiatement surface.

Il y a ensuite la question de la gouvernance. L’organisation de la Sécurité sociale se compose de multiples branches (maladie, famille, retraite, accidents du travail…), chacune avec ses objectifs, ses déficits, ses logiques de fonctionnement. L’idée d’un pilotage unifié plus agile, à l’image de ce que font les pays scandinaves avec une vision intégrée de la santé, est évoquée. Mais cela supposerait une refonte politique de grande ampleur, ce qui, en France, rime avec consensus difficile, opposition farouche, et brèches électorales.

Et pourtant, à force de repousser l’opération, le patient devient grabataire.

Faut-il alors, comme certains économistes le suggèrent, changer de paradigme ? Accepter qu’une part croissante des dépenses de protection sociale soit financée non plus par le travail, mais par l’impôt ? Cela irait dans le sens d’une solidarité nationale plus égalitaire, mais cela suppose d’augmenter cette fiscalité sans grever la compétitivité ou miner le consentement à l’impôt, déjà fragile. C’est à la fois la piste la plus logique et la plus explosive.

Car au fond, ce que dévoile la crise de la Sécurité sociale, c’est un conflit de générations latent. Ceux qui ont le plus contribué hier bénéficient aujourd’hui d’un système que devront supporter ceux qui ont hérité d’un marché de l’emploi plus dur, de carrières plus fragmentées et de salaires parfois stagnants. Or dans ce contrat intergénérationnel, il n’y a plus de garantie implicite. Les jeunes actifs sont de plus en plus sceptiques : paieront-ils aujourd’hui pour un système qui pourrait ne plus exister demain dans sa forme actuelle ?

Le risque, c’est le désamour progressif. Quand les Français cesseront de croire à l’équité de leur modèle, c’est toute la mécanique qui s’enraye. La Sécurité sociale repose d’abord sur une confiance collective. Perdez-la, et vous ouvrez la voie au chacun pour soi, aux mutuelles privées, à l’assurance différentiée. Bref, à l’américanisation de notre système de santé, si souvent décriée.

La France a les moyens techniques d’éviter cet effondrement. Les coûts de santé ne sont pas plus élevés qu’ailleurs en Europe. Notre espérance de vie est parmi les meilleures. Le problème n’est pas médical, mais politique. Il tient à un refus de poser les termes du débat avec clarté : que voulons-nous préserver ? Quel niveau de solidarité sommes-nous prêts à soutenir ? Et à quel prix collectif ?

Dans le tumulte social ambiant, cette réforme apparaît moins urgente que d’autres. Elle n’est pas visible sur les pancartes, ne déclenche pas de grève générale. Pourtant, elle est capitale. C’est peut-être la plus fondamentale de notre temps, car elle concerne l’intime : comment une société prend soin de ses anciens, de ses malades, de ses familles ?

Victor Hugo disait : « Le problème pour l’avenir n’est pas l’irruption de la guerre, mais le progrès de la justice sociale. » En 1945, la France y avait cru. Peut-elle réapprendre à le vouloir en 2025 ? Rien n’est moins sûr, mais il n’est pas trop tard.

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